«Plus que tous les autres sens, c’est l’ouïe que Dante fait le plus ressortir dans ses observations de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, et notamment par la musique.» On apprend aussi dans la biographie du poète écrite par Giovanni Boccaccio que le poète était musicien: «Dans sa jeunesse, il se récréait délicieusement en composant des chansons et des poèmes aux charmes desquels tous les chanteurs et faiseurs de sonnets ses contemporains rendirent hommage.»
En lisant un article de Léopold Tobisch – musicologue et journaliste à Radio France – sur la musique dans «La Divine Comédie», nous avons eu envie d’interroger ce qui subsiste à notre époque des «catégories» musicales que Dante décrit au XIVe siècle…
En paraphrasant Léopold Tobisch: Il n’y a ni ordre ni beauté en enfer et donc pas de musique. Néanmoins une absence de musique n’implique pas nécessairement un manque de références aux instruments, ni même leur existence: les premières références sont à la trompette, instrument des anges du Jugement Dernier. On croise aussi un faux-monnayeur, maître Adam, dont le corps «aurait eu la forme du luth, si l’âme eût été tronquée à l’endroit où l’homme se bifurque» mais qui sonne comme un tambour lorsqu’on le frappe. Il y a aussi le cor de Nimrod, d’apparence tout aussi disproportionnée et affreuse que le roi biblique lui-même: «j’entendis sonner un cor si furieux qu’il aurait étouffé le fracas du tonnerre». Instrument moins noble, le chef des dix démons Barbariccia s’adonne à la flatulence en faisant de son derrière une trompette !
Avant de rejoindre le Paradis, la purification de l’âme au purgatoire est nécessaire. Mais on y découvre d’abord la musique de la tentation. Dante croise avec surprise le musicien Casella et demande à son ami de chanter pour lui afin de soulager son âme: «‘Amour qui discours en mon âme’ commença-t-il alors si suavement, que la douce mélodie encore en moi résonne. Le Maître et moi, et la troupe qui l’accompagnait, étions si ravis, que chacun paraissait avoir toute autre pensée en oubli. Attentifs à ses chants et absorbés en eux nous allions, quand tout à coup le vieillard vénérable: «Qu’est-ce que cela, esprits lents? Quelle négligence, quel tarder est-ce là? Courez au mont pour vous dépouiller de l’écorce qui empêche que de vous Dieu ne soit vu.» Tel le chant des sirènes, le chant de Casella distrait l’Homme de la purification de l’âme. Il existerait ainsi au purgatoire une «bonne» musique, pour se purifier, et une «mauvaise» musique, un divertissment qui ne mène qu’à la distraction.
Dans Purgatorio sont également détaillées les trois catégories musicales établies au VIe siècle par le philosophe Boèce. En premier, la musica instrumentalis, la musique audible créée par la voix humaine. Ensuite la musica humana ou l’harmonie, la guérison et la bonne santé de l’homme. La musica mundana, la musique parfaite des sphères et du monde créé par Dieu.
Une fois son âme purifiée, Dante suit sa muse Béatrice au Paradis. La musique «mundana» des sphères est harmonieuse, proportionnellement parfaite, ordonnée, comme l’explique Béatrice: «Toutes choses sont ordonnées entre elles, et cet ordre est la forme qui rend l’univers semblable à Dieu.» On comprend également que la musique du Paradis ne ressemble à aucune musique. Elle dépasse toute compréhension possible de la part de l’Homme, comme le précise Jupiter sous la forme d’un aigle: «Telles que sont mes notes à qui point ne les entend, tel à vous mortels est l’éternel jugement.» Tout comme la musique divine et parfaite du Paradis lui est étrangère, l’Homme serait incapable d’entendre la parole de Dieu.
Quand Dante écrit La Divine Comédie, Bach, Vivaldi, Mozart, Schubert, Fauré, Falla, Berg, Matton, Pintscher, Shaw n’existent pas encore. You Sun Nah et Laurent Coulondre non-plus. À son époque, le «tempérament» n’est pas encore «égalisé», et la problématique des intervalles purs ou impurs est fondamentale dans la théorie de la musique. La réalité acoustique implique que, quelle que soit la façon d’accorder les instruments, une musique dans laquelle tous les intervalles seraient purs est impossible. Ce qui contribue à expliquer que la musique «instrumentalis» soit imparfaite par nature, mais porteuse de vie, de vibration, de créativité… et que les musiques «mundana» et «humana» soient inaccessibles au plan sonore.
Cette édition des Athénéennes propose quelques concerts en référence directe avec la Divine Comédie, mais voudrait surtout questionner ou illustrer les thématiques dantesques: Que peuvent nous rappeler à notre époque aussi bruyante que foisonnante les trois «dimensions» musicales de Boëce? La musique mundana, inaccessible; la musique humana, une «image» à échelle humaine de la musique mundana; la musique instrumentalis, expression de la musique humana, et par là même, métaphore de la musique mundana…
Y aurait-il pour couvrir le silence infernal, des musiques infernales? Gémissantes, tonitruantes, «flatulantes»? Des musiques «purgatives», parmi lesquelles il faudrait pouvoir différencier les «bonnes» musiques et les musiques faussement bonnes: séductrices, fascinantes, faisant passer le divertissement pour essentiel? Et quelles seraient alors les «bonnes musiques»? Si ces catégories existent, sont-elles objectivables et bien délimitées? Quid de la subjectivité, du goût, de la culture? N’existe-t-il pas un risque à confondre de trop près les dimensions morales, spirituelles et esthétiques?
Pour comprendre la notion très complexe de «bonnes musiques», la définition qu’en donne le dictionnaire médiéval «Trésor de recherches et antiquitez gauloises et françoises» nous semble convaincante: Bonnes Musikes: Musikes de noble goust, joyées par gentes et doctes trouvères, qui se faisoient enstendre danz cité de Calvinus en Festivel dit «Aténéénnes».
Audrey Vigoureux, Valentin Peiry, Marc Perrenoud